Capital-sujet

La tendance automatique à créer de la valeur (T5)

in: Le désir d’être humain. Résister à la société automate. Lipsyc (2018)

Le capital-sujet, tel que le décrit Postone[1] est mu par un mouvement automatique qui est orienté vers un but, ou mouvement téléologique. Ce but, c’est sa propre croissance.

Croître, pour le capital-sujet, revient à augmenter la valeur monétaire, un processus qui implique deux expansions : celle de la masse globale de valeur monétaire[2] et celle du domaine de la valeur.

C’est pour cette raison, parce qu’il est mu par une force autonome, une force de préservation et de continuation, qu’il a le potentiel de devenir « sujet »[3] : non pas un sujet signifiant et conscient mais un sujet automate.

Cette tendance à poursuivre sa propre existence selon une certaine disposition correspond au concept de conatus, proposé par Spinoza dans l’Ethique, puis repris par Leibniz.

Conatus signifie « impulsion », « effort ». Il a été inspiré à Spinoza par la physique de la Renaissance. La physique de la Renaissance ne connaissait pas encore le concept de force, elle concevait le mouvement des corps dans l’espace comme un grand ballet perpétuel et ordonné. Le conatus introduisait une dynamique, un élan, un événement, au sein de cette mécanique redondante et pérenne[4].

Pour Spinoza « toute chose », unaquæque res, et pas seulement l’homme ou le vivant, « s’efforce de persévérer dans son être ».

« Dans son être », dans sa manière particulière de se manifester, dans sa nature, dans ce qui définit et détermine cette nature : dans son « essence actuelle »[5].

Le conatus est cette persévérance, cet effort de la chose à se maintenir dans ce qu’elle est essentiellement [6].

Pour le capital, cette essence actuelle, c’est la création de valeur (monétaire). Pas juste la valeur : la création de valeur.

Le capital ne cherche pas à persévérer dans une certaine quantité de valeur qui serait la sienne. Le capital cherche à persévérer dans la création renouvelée de toujours plus de valeur. D’où une impulsion à la croissance. D’où une expansion inévitable. Peu à peu, tout doit devenir valeur, tout doit être transformé par le capital en valeur monétaire.

Cette nécessité essentielle a deux conséquences.

Premièrement, tout doit devenir chiffres puisqu’il n’y a pas de valeur monétaire sans chiffre. Il en découle logiquement une frénésie du chiffre ou quantophrénie.

La quantophrénie[7] désigne la tendance à décrire et diriger la réalité humaine par des chiffres : évaluations, tests, statistiques, modélisations et prévisions mais aussi objectifs quantitatifs. Cette transformation du réel en chiffres a elle-même des effets : le chiffre anonymise, inclut dans des masses, inscrit dans des hiérarchies, permet la prise de décision et l’action autoritaires, bloque l’empathie, assèche la signifiance, la sienne, celle d’autrui, celle du langage naturel, détruit la responsabilité pour la soumettre à une pseudo-vérité absolue et supérieure indubitable.

Certes, la quantophrénie n’est pas due uniquement à l’expansion du capital-sujet. Elle est liée également à deux autres tendances historiques : la mathématisation du savoir (algorithmique) et la mathématisation du physique (phénoménotechnique). Il serait intéressant d’ailleurs d’investiguer conjointement ces trois phénomènes de la croissance du domaine de la valeur, de l’algorithmique et du phénoménotechnique, de vérifier leur solidarité[8].

Deuxième conséquence de l’expansion du domaine de la valeur sous l’effet du conatus du capital : tout doit devenir monnaie, tout doit être monétisé.

« Monétisation » est un terme qui s’applique à l’origine à la création de monnaie[9]. Ça ne va pas de soi, la création de monnaie. C’est un phénomène bien étrange qui peut être considéré comme l’expression même du processus alchimique : du simple métal devient monnaie, de la même manière que du plomb devient de l’or[10].

Et par quels pouvoirs cette transmutation alchimique du métal, du papier ou du « bit », se produit-elle ? Sous les influences conjointes de la convention, du pouvoir et de l’imagination.

La convention car nous sommes tous d’accord pour considérer un bout de métal comme une pièce de monnaie qui peut aller jusqu’à valoir à un être humain, à un peuple, la liberté ou la vie ; il ne suffit pas qu’un seul d’entre nous le choisisse, nous devons tous l’accepter collectivement.

Le pouvoir car, en réalité, si nous acceptons de considérer ce bout de métal comme une pièce de monnaie, si nous acceptons cette convention[11], c’est parce que nous n’avons pas le choix ; il est impossible de fonctionner avec les autres, il est impossible de survivre, sans se plier à cette convention qui nous est imposée par les institutions du pouvoir.

L’imagination car comment arriverions-nous à transformer du métal en monnaie si nous n’avions pas d’imagination ? La monétisation ne serait-elle pas juste une grande fantaisie où nous jouons tous à « faire comme si », un make belief comme le dit la langue anglaise ? Il nous faut une bonne dose d’imagination – ou de délire – pour croire en cette transmutation…

Pour décrire ce type de transmutation, John Searle, philosophe de l’esprit et du langage, parle de la transformation d’un fait brut en fait institutionnel, par accord des hommes mais aussi grâce au pouvoir de l’énonciation. Selon lui en effet, à un moment donné, cet effort d’imagination doit passer par l’énonciation, par le sacre du langage :

« ceci est de la monnaie ».

Le langage crée, transmute, opère l’opération alchimique, en nommant, en édictant et en reconnaissant. Il s’agit là de ce qu’on appelle, dans la lignée de John L. Austin, la dimension performative du langage.

Pour Searle, ce type de transmutation performative concerne tous nos objets et tous nos rapports : elle construit notre réalité sociale. Cette réalité sociale est notre prisme sur le réel, elle s’y substitue. Elle devient notre réalité objective[12]. Par exemple, devant du bois coupé, poli, teint, assemblé horizontalement et verticalement, nous ne voyons pas juste de la matière : nous voyons une table. Pas n’importe quelle table d’ailleurs, peut-être une table de fortune, peut-être une table de designer, peut-être un objet historique[13], autrement dit nous voyons de la « valeur ».

Vider cette composition matérielle de son usage, de son utilité, de sa fonction, de son statut et de sa valeur requiert de notre part un effort volontaire, auquel nous ne songeons pas, parfois auquel nous sommes incapables d’accéder. Marc-Aurèle proposait un tel exercice de décomposition « des choses en leurs éléments matériels », par exemple, il propose de voir dans le laticlave, cette bande pourpre cousue à la tunique des sénateurs et des chevaliers, non plus un insigne mais simplement de la laine et de la teinture, autrement dit des « poils de brebis » et du « sang de coquillage ».

« Grâce à quoi on pourra, dit-il, les dénuder (apogumnoun […]) et voir de haut (kathoran), voir de haut en bas leur euteleian(c’est-à-dire leur peu de valeur, leur bon marché). Et ainsi pourrons-nous nous déprendre de l’enflure (tuphos), de l’ensorcellement par lequel elles risquent de nous capter et de nous captiver »[14].

Foucault (2001, p.292)

 « Enflure », tuphos, « ensorcellement ». En réalité, on pourrait également parler de « fétichisation » au sujet de cette transmutation d’un fait brut en fait social.

Ce vêtement qui couvre mon corps (de femme) pour le protéger du froid et des frottements, tout à coup devient la marque de ma pudeur ou de mon impudeur, emportant l’honneur et le déshonneur des hommes de mon clan. Le signe qu’on y a brodé ou imprimé indique ma place dans la société, locale et mondiale : nom du supermarché du coin, lettres « Guess » ou logo Chanel.

Cette fétichisation, pour l’école marxiste de la critique de la valeur, est au centre même des sociétés capitalistes. Le capital transforme tout, absolument tout, en symbole de nos dominations sociales, en assignant une valeur monétaire[15] à chaque détail du réel. Nous ne voyons plus nos échanges et nos rôles, ils s’effacent derrière des prix.

Notre perception s’arrête à la valeur monétaire. Elle est, pour emprunter les termes à Marc-Aurèle, « ensorcelée » par l’« enflure » des choses en marchandises.

Il est intéressant de noter d’ailleurs que Marc-Aurèle choisit de convoquer la prise de conscience du « peu de valeur », de la nature « bon marché » du tissu pourpre en poils de brebis, euteleian, comme outil pour déliter la mascarade symbolique du laticlave, pointant l’écart entre le peu de valeur monétaire de l’objet physique et la haute valeur sociale de l’« insigne ». Il comprend le phénomène de transformation d’un fait brut en fait social, il ne peut pas encore projeter celui de cristallisation de la réalité sociale en marchandise. Pourtant, il ne peut se passer de citer la valeur monétaire, comme s’il « pressentait », depuis une société non marchande, qu’il se jouait là potentiellement quelque chose.

Aristote, lui, avait déjà perçu cette cristallisation, selon l’anthropologue Paul Jorion, quand, dans l’Ethique à Nicomaque, il « explique que le prix exprime le rapport de force existant entre l’acheteur et le vendeur : plus l’acheteur est d’un statut élevé par rapport au vendeur, moins le profit de celui-ci sera élevé »[16].

« Fétichisation de la marchandise » : cristallisation d’un rapport de force social sous l’effet de sa monétisation, c’est-à-dire de sa « mise en prix »[17] lors d’une transaction, ou encore transformation d’un fait brut en fait social. Enflure, ensorcellement.

Ainsi, le conatus du capital-sujet, en cherchant à faire croître le domaine de la valeur, colonise peu à peu chaque territoire de notre réel, transforme progressivement notre réalité sociale objective en marché absolu et global où « toute chose », unaquæque res, même l’homme ou le vivant, devient une marchandise.

Et dans cet assujettissement au capital-sujet, assujettissement intime, subjectif, perceptif, représentationnel, imaginaire et social, nous sommes tous égaux : l’idée de lutte des classes[18] s’éclipse derrière la disparition du nous-sujets sous le joug absolu de l’attribution d’une valeur monétaire et de la marchandisation[19], sous ce phénomène ensorcelant de « fétichisation ».


[1] Cette vision du capital s’inscrit dans la lignée marxiste de la Théorie de la valeur qui remonte à Isaac Roubine (Roubine, 1928/2009).

[2] Il s’agit bien évidemment d’une croissance de la valeur réelle (prix constant), pas d’un phénomène d’inflation.

[3] Cette force de préservation (ou « conatus ») donne au capital le potentiel de devenir sujet : il ne suffit pas à lui seul. Encore faut-il que ce conatus soit soutenu et promu au-delà du capital lui-même, qu’il devienne un conatus fleuve, qui aimante, qui prévaut, qui oriente tous les autres au sein de l’écosystème social.

[4] Guillemeau, E. (2014). Du conatus ou de la puissance d’exister. M-Editer. P.14

[5] Spinoza. (1998). Ethique. Seuil. (Original work published 1677). III, 7, p.217.

[6] Si on s’en rapporte à Deleuze, qui lui-même se réfère à Leibniz pour analyser les liens entre le virtuel et l’actuel, cette « essence actuelle de la chose », rei actualeme essentiam, est moins un « état » actuel, qu’un « processus d’actualisation », un « virtuel en cours d’actualisation ». Deleuze, G. (1996). L’actuel et le virtuel. In G. Deleuze & C. Parnet (Éds.), Dialogues (p. 179‑185). Flammarion, p.180.

[7] Le concept de quantophrénie a été forgé par Pitirim Sorokin pour dénoncer l’utilisation abusive de l’utilisation du chiffre, la disparition du qualitatif en faveur du quantitatif, dans les « sciences psycho-sociales », le « culte de la numérologie ». Sorokin, P. (1959). Tendances et déboires de la sociologie américaine. (Original work published 1956)

[8] T36

[9] On peut également utiliser le terme « monnayage ». Le terme « monnayage » renvoie à la frappe de monnaie et le terme « monétisation», à la transformation d’un métal en monnaie. Actuellement, le terme monétisation est également utilisé pour parler du processus de transformation d’un service en marchandise : on « monétise » ses savoir, ses savoir-faire, ses objets non utilisés (voiture, perceuse), ses clics, les salles de cours et autres lieux publics, l’utérus des femmes (pourquoi un utérus resterait infertile et insolvable alors qu’il pourrait rapporter ?), etc. La monétisation est devenu un terme courant de l’économie numérique et des plateformes d’intermédiation. La « monétisation » avance aussi inexorablement que la valeur : tout doit devenir valeur, cad tout doit être « monétisé ».

[10] Cette évocation de l’alchimie n’est pas anecdotique : le courant alchimique est bel et bien intervenu dans l’émergence de l’idée de l’argent tel que nous le connaissons, l’argent déconnecté du métal, du papier-monnaie qui a poursuivi sa transmutation dans la dématérialisation. Dans les années 1640, en Angleterre, un groupe d’alchimistes, les Hartlibiens tentent d’augmenter la quantité de monnaie, en vue d’augmenter la richesse générale, en faisant appel à la transmutation. « Après bien des échecs les Hartlibiens se penchent sur un pis-aller […]. Ils imaginent alors une autre forme de transmutation. L’un d’entre eux, William Potter, propose l’établissement d’une banque privée par un petit nombre de marchands qui décideraient de mettre en circulation de la monnaie-papier. »

Orain, Arnaud. 2018. La politique du merveilleux. Fayard, p.196

[11] C’est pourquoi il s’agit d’une convention et non d’un consensus.

[12] Searle, John, R. (1998). La construction de la réalité sociale. Gallimard. (Original work published 1995)

[13] Cette analyse du fait brut et du fait institutionnel, de la réalité sociale et de la réalité objective, n’est pas sans rappeler le courant de la phénoménologie ou la « prédication » du milieu telle que la pense Berque.

[14] Cet exercice stoïcien décrit par Foucault parmi les pratiques philosophiques de « conversion de soi », de « souci de soi », d’« équipement de soi », a pour objectif « d’établir la liberté du sujet ». 

[15] Dans l’approche défendue ici de l’action sociale, la fétichisation de la marchandise, au travers du prix, n’invalide pas la monnaie en tant qu’outil d’intermédiation de la distribution des ressources dans l’absolu, dans d’autres systèmes. Elle est spécifique à notre système capitaliste.

[16] Jorion, P. (2010). Le prix. Ed. du Croquant.

[17] On peut là encore penser à Berque et au processus individuel et collectif de prédication, qu’il nomme « trajection ». La fétichisation de la marchandise serait une des formes de la trajection.

[18] T38

[19] Cette disparition de la notion de lutte des classes explique le peu de succès qu’a la Théorie de la valeur dans les milieux marxistes. Rappelons d’ailleurs que Roubine fut exécuté par Staline en 1937 et que dès 1931 il fut interdit de discuter de ses thèses.