Le rêve et l’audace

in : Désir d’être humain. Résister à la société automate. Lipsyc, 2018.

L’instinct artisan de Veblen se conjugue parfaitement avec les intérêts chimériques de Bachelard, ceux qui font « affronter la navigation », « des intérêts fondamentaux », des « intérêts qu’on rêve », des « intérêts fabuleux», pas des « intérêts qu’on calcule » Comment « affronter la navigation », la mer infinie, sans rêver ? Sans faire rêver aussi ? Il faut une promesse ardente pour prendre et faire prendre un tel risque.

Instinct artisan et intérêts chimériques s’inscrivent dans un récit de l’humanité qui se forge, se constitue, s’affirme, devient, existe, avance et fleurit à partir de l’envie, de la nécessité, de l’appel à faire, à être actif, à transformer le monde en rêvant et en imaginant le meilleur. Dans ce récit, dans cette mythopoïèse positive, les intérêts chimériques viennent nourrir et motiver l’instinct artisan : ils en sont la racine et la puissance. Quant à l’instinct artisan, il transforme la puissance onirique en possibilité d’action : il la réalise, il permet son passage à l’acte.

D’abord rêver, avoir envie, être traversé d’une vision, du sentiment qu’autre chose est possible, qu’un ailleurs existe. Partager ce rêve, le raconter, donner envie, convaincre. Puis le réaliser ensemble. Quitter le rêve pour créer le monde et l’humain, grâce à la coopération.

La pulsion essentielle dans ce récit du rêve, de la coopération et du faire, est un sentiment quasiment esthétique. Elle n’a rien à voir avec l’utilité ni avec l’intérêt personnel égoïste, dominateur et prédateur que l’on trouve à la racine des récits économiques libéraux.

« On veut toujours que l’homme primitif soit nativement ingénieux. On veut toujours que l’homme préhistorique ait résolu intelligemment le problème de sa subsistance. En particulier, on admet sans difficulté que l’utilité est une idée claire et qu’elle eut toujours une valeur d’une évidence sûre et immédiate. Or la connaissance utile est déjà une connaissance rationalisée. Inversement, concevoir une idée primitive comme une idée utile, c’est verser dans une rationalisation d’autant plus captieuse qu’actuellement l’utilité est comprise dans un système d’utilitarisme très complet, très homogène, très matériel, très nettement fermé. L’homme hélas !  n’est pas si raisonnable ! Il découvre l’utile aussi difficilement que le vrai…« 

Bachelard, G. (1942/1993). La poétique de l’eau, pp.100-101.

Ainsi, si nous suivons Bachelard, la motivation et l’objectif de l’action audacieuse, remarquable et ingénieuse, ne sont pas utilitaires et matériels : « l’utilité de naviguer n’est pas suffisamment claire pour déterminer l’homme préhistorique à creuser un canot. Aucune utilité ne peut légitimer le risque immense de partir sur les flots ».

Et si nous en croyons Veblen, il ne faut pas davantage chercher cette motivation et cet objectif dans le besoin de de se distinguer du commun au travers d’un exploit, d’affirmer sa suprématie sur les autres ni de se gorger de possessions et de jouissances pour vivre dans une oisiveté totale au détriment de tous.

Veblen récuse ce récit libéral [1] au nom des principes de l’évolution naturelle. N’oublions pas que Veblen est un homme de la fin du 19e siècle : le darwinisme alors rejaillissait toujours quelque part dans l’analyse du monde. Ainsi, dans le darwinisme de Veblen, à l’origine, l’homme n’aurait pas eu les moyens physiques d’être une espèce prédatrice. Avant de pouvoir prétendre devenir prédateur, l’homme aurait dû au préalable développer des outils, un développement qui repose sur son appel fondamental à inventer, à faire et à construire (l’instinct artisan) mais aussi sur sa capacité à coopérer (entraide).

La culture de prédation, n’aurait été qu’un effet collatéral et parasite de la réussite de l’homme, elle n’aurait pu se révéler que lorsque l’instinct artisan et solidaire eût installé des conditions de vie suffisamment stables.  Nous aurions d’abord eu besoin les uns des autres pour survivre dans le monde, avant que de pouvoir entrer dans des jeux de domination et de servitude.

Ainsi Veblen ne nie pas l’existence de la culture de la prédation. Loin de là. Il la retrouve d’ailleurs à l’œuvre dans l’économie et dans la société de son époque, dans la spoliation par une « classe de loisirs » de la richesse matérielle et immatérielle de la communauté, dans la préséance du propriétaire du capital sur l’ingénieur, incarnation moderne de l’instinct artisan. Il perçoit également qu’une de ses manifestations transhistorique et transculturelle s’exprime dans la condition des femmes. Surtout, il voit très clairement comment cette culture de la prédation s’est réifiée dans les conventions sociales, les goûts et les institutions au point de paraître naturelle et première.

Non, la répugnance à l’effort et au travail ne nous est pas innée et constitutive, affirme-t-il. Elle n’est qu’une habitude issue de cette réification, elle n’est pas consubstantielle à la nature humaine. Nous aimons faire ! « DIY : Do it yourself » dit d’ailleurs le mouvement actuel, soyez des « Makers » et  venez innover dans les « fablabs » ! Ce à quoi nous répugnons en revanche, c’est que le travail confisque notre temps contre notre gré et qu’il nous soit imposé contre notre volonté [2]. Il n’est donc pas besoin de coercition pour faire faire à l’homme les tâches nécessaires à sa survie, au contraire, la coercition n’a jamais permis la créativité et l’ingéniosité. Non, l’homme n’est pas cet être égoïste, dominateur et paresseux dépeint par les théories économiques libérales. En tout cas pas seulement et pas d’abord.

On retrouve là, non pas une téléologie métaphysique, Veblen ne promet pas l’avènement de l’homo faber contre l’homo praedator, il ne croit pas en un sens nécessairement positif de l’histoire. On retrouve dans ce récit de l’homme qui fait et qui rêve un récit de l’origine métaphysique, le mythe d’un tempus primum que rien ne vient corroborer.

Mais en réalité qu’importe que l’instinct artisan fût le premier, il suffit qu’il existe et que l’on puisse y puiser, individuellement et collectivement, au nom des intérêts chimériques, intérêts partagés.

Ce qui mène à la catastrophe en revanche, c’est qu’on revendique l’intérêt personnel et la culture de la prédation comme la seule légitimité et le seul cadre de cohabitation au nom d’un pseudo-réalisme scientifique. Quel étrange, bien étrange récit fondateur que celui de l’être rationnel, utilitariste, égoïste et dominateur…

Mieux vaut son alternative : l’oikeiôsis, cette tendance esthétique et éthique à agir au mieux dans son cercle d’influence et de vie, une vision qui nous place au centre du rayonnement social et économique, nous, chacun d’entre nous.

L’oikeiôsis veille à nos intérêts, nos intérêts chimériques et économiques, des intérêts qui s’appuient sur la conscience et le ressenti d’exister au sein d’un écoumène construit et vécu en commun, un écoumène dont nous ne sommes pas coupés et sans lequel nous ne pouvons pas exister, un écoumène avec lequel nous faisons corps.

Nous restons au centre, nous veillons à nos intérêts, mais ces intérêts comprennent ceux des autres, ceux de tous.

Oikeiôsis, intérêts chimériques, instinct artisan et poïesis forment ensemble le cadre et le socle d’un récit économique et social alternatif et positif qui nourrit d’autres modalités d’être au monde, d’être ensemble et d’être rationnel.

Espérons avec Veblen que cette alternative finisse par influencer, voire modifier, le récit orthodoxe principal qui s’est institutionnalisé dans les doctrines économiques, comptables et légales.

Et comme l’espoir ne suffit pas, rêvons avec Bachelard que l’oikeiôsis trouve sa voie au moins vers l’institution comptable. Nous arriverons peut-être ensuite à mobiliser les forces d’action pour creuser ce canoë-là et affronter cette nouvelle navigation.


[1] Bachelard décrit lui aussi à sa manière ce récit libéral quand il mentionne le « système d’utilitarisme très complet, très homogène, très matériel, très nettement fermé » qui est censé être à l’origine de l’action humaine.

[2] Cette thèse n’est pas sans rappeler la distinction marxiste entre le travail en tant que forme sociale capitaliste et l’activité productrice.