Comptabilité et mythopoïèse

Extraits du Désir d’être humain. Résister à la société automate. Lipsyc, 2018.

La comptabilité est une hypomnēmata, au sens foucaldien d’« écriture de soi »[1] et au sens stieglérien de techniques « d’artificialisation » et « d’extériorisation de la mémoire »[2].

Les normes comptables posent les règles de cette écriture de soi et de cette mémoire. Ces règles ne sont pas d’abord mathématiques et objectives. Elles sont d’abord mythopoïèse, système programmatique d’un univers fictionnel où tout récit peut se déployer dans une vraisemblance propre au cadre fictif établi.

Une mythopoïèse repose en effet sur ces trois éléments : (1) cadre narratif et/ou conceptuel, (2) règles programmatiques et (3) pacte de vraisemblance, autrement dit une certaine disposition cognitive par laquelle le destinataire ou le participant accepte de croire temporairement au récit et à son univers.

Certaines mythopoïèses s’annoncent comme fictionnelles et s’arrêtent au monde du récit. D’autres, comme les mythopoïèses religieuses, s’érigent en vérité et colonisent le réel.

La mythopoïèse comptable et son système programmatique ne s’arrête pas au récit comptable, dans les livres de comptes. Elle se poursuit dans nos vies, servant d’outils de régulation, de contrôle et de coercition au travers de la fiscalité, du droit, des processus de financement [accréditation] et des moyens qui sont les leurs.

A ce point précis s’opère la jonction de la boucle : il serait naïf de croire que l’organisation sociale est issue de ces moyens de contrôle ; elle les génère tout autant. La mythopoïèse comptable exprime l’organisation sociale qu’elle contribue à modéliser, à grammatiser.

Tel est le propre d’un modèle, il a deux faces, deux fonctions : il donne à voir un mécanisme ou un système (le modèle en tant que maquette, « démo », simulation) et il établit les règles prescriptives qui permettent de le reproduire (le modèle en tant que « programme »).

En tant que modèle-démo, la mythopoïèse comptable peut être analysée et interprétée. Elle peut nous aider à comprendre les forces (psycho)sociales structurantes. Elle peut être l’objet d’une herméneutique.

En tant que modèle-programme, la mythopoïèse comptable peut être transformée. Elle peut nous permettre d’influencer ces forces (psycho)sociales, pour les renforcer ou pour les modérer. Elle est un outil politique d’action sociale.

La mythopoïèse comptable commence à s’institutionnaliser et à se répandre en 1494, avec la publication – grâce à la toute récente presse typographique de Guttenberg[3] – de la première dissertation sur la « comptabilité en partie double », dans un traité de mathématiques de Luca Pacioli. Immédiatement, dans ce cadre mathématique, le récit comptable prend ses lettres de noblesse scientifiques, au caractère vrai incontestable[4], et non pas vraisemblable.

Faire de la comptabilité une science mathématique, c’est donc renforcer le pacte de vraisemblance (3e ingrédient de la mythopoïoèse[5]), le rendre indiscutable et inaliénable, passer du temporaire au permanent, de l’interprétation à la vérité. C’est un processus du système de domination.

Luca Pacioli n’invente pas la comptabilité en partie double, il ne crée pas une théorie mathématique et comptable. Il expose une méthode utilisée par les marchands de Venise et de Toscane. Cette pratique s’était imposée comme technique nécessaire à l’organisation du commerce plus complexe et rayonnant qui se mettait alors en place[6], notamment au suivi des investissements effectués dans les entreprises maritimes.

Dès le départ, la comptabilité s’est donc avérée nécessaire et consubstantielle au commerce capitaliste (son germe) et à son conatus d’expansion.

Quelques cinq cent ans plus tard, avec la normalisation internationale, la mythopoïèse comptable uniformise son « cadre conceptuel[7] » et ses règles programmatiques (les IAS[8] de 1973 à 2001, puis les IFRS[9] à partir de 2002).

Il est intéressant de noter trois choses : 1) la structure qui porte cette entreprise de normalisation est un organisme dirigé par des représentants des industries de la finance[10], et 2) cette normalisation se fait à partir des bases anglo-saxonnes, lesquelles conçoivent l’information comptable « selon le point de vue et pour l’utilité d’un utilisateur privilégié : l’investisseur[11] ».

Est-il vraiment raisonnable de laisser la programmatique comptable entre les mains d’un milieu professionnel qui la forge pour son propre bénéfice ? La « forge » du récit et du programme comptable ne devrait-elle pas être l’affaire de toutes les parties prenantes, et notamment des salariés, des artisans, des PME et ETI, des ONG, des citoyens (c’est-à-dire des consommateurs) ?

N’est-il pas temps de rendre la comptabilité concertative, au-delà du cercle des investisseurs ? La racine de la nouvelle action sociale et politique ne devrait-elle pas se situer exactement là, à ce point ? Peut-on espérer quelque chose d’autre que la dictature financière tant que nous – les parties prenantes autres que les accréditeurs, nous qui dépendons de l’accès au financement pour subsister[12], nous les « investis » comme nous nomme le philosophe-économiste Michel Feher[13], désertons et délaissons l’organe qui édicte la programmatique comptable ?

Affirmer que la comptabilité est une mythopoïèse, c’est reconnaître à la comptabilité le pouvoir de signifier : ses règles dénotent et génèrent un récit.

Analyser ce récit – son herméneutique- donne accès à cette signifiance, autrement dit en révèle les valeurs génésiques, les valeurs axiologiques qui le produisent. 

Comme la comptabilité est également une technique, cette analyse n’est pas littéraire mais épistémologique : elle décode les valeurs qui président à un design technique producteur de société, de liens, d’organisation de la pensée. Et si interpréter la mythopoïèse comptable relève de l’épistémologie, proposer de la modifier constitue une épistémologie opérante.


[1] « Les hypomnēmata , au sens technique, pouvait être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d’aide-mémoire.» Foucault, M. (1983). L’écriture de soi. Corps écrits, 5, 3‑23.

Ce thème est développé par Stiegler dans :

Stiegler, B. (2004). De l’art de vivre, tekhne tou biou, à l’expertise comptabel : Les hypomnemata comme technologies de « gouvernement de oi set des autres ». In Mécréance et discrédit (Galilée, p. 107‑115).

[2] ibid

[3] Voir la tesselle TXII du Désir d’être humain.

[4] Ce caractère absolument vrai de la science est évidemment un leurre. La science déploie aussi ses mythopoïèses, ses paradigmes épistémiques, lesquels sont remis en cause lors de ruptures. Une épistémè s’inscrit toujours dans une époque, dans un état de l’art des connaissances. Cela n’implique pas un relativisme total, cela implique une vigilance (bachelardienne), une mise à distance, une capacité à remettre en cause en permanence ce qui autrement est érigé en absolu.

[5] Voir la tesselle T13.

[6] Si la comptabilité en partie double émerge dans l’Italie de la Renaissance balbutiante, ce n’est pas sa première occurrence. Elle existait déjà chez les Sumériens, dans l’Antiquité, où elle était l’affaire des scribes, qui passaient leur enfance et leur adolescence à en maîtriser la technique, tant dans sa technique intellectuelle (méthode comptable) que dans sa technique « matérielle » (l’écriture sur tablettes d’argile).

[7] Dupuis, J.-G. [1989] (1998). Histoire de la comptabilité. PUF.

[8] IAS ou International Accounting Standards, les « Normes Internationales de Comptabilite ». Les IAS1 et IAS2 sont publiées en 1975.

[9] IFRS ou International Financial Reporting Standards, les « Normes Internationales d’Information Financière ».

[10] Il s’agit de l’IASC, International Accounting Standards Committee (1973-2001), puis de l’IASB, International Accounting Board (depuis 2002). L’IASC a été créé à Londres à l’initiative d’un comptable anglais, Lord Benson. Le comité prenait la suite d’un groupe de travail qui avait réuni des représentants des institutions comptables d’Angleterre, du Canada et des USA. L’IASC a élargi ce groupe de travail à davantage de pays. Il s’agissait d’une initiative privée qui émanait de la profession comptable. A l’origine, son financement était assuré par des organismes professionnels d’Allemagne, d’Australie, du Canada, de France, du Japon, du Mexique, des Pays Bas, du Royaume Uni et des USA. Aucun membre de cette association n’avait de pouvoir régulateur dans son propre pays, à l’exception de la CICA (Canada), (Camfferman & Zeff, 2007).

L’initiative IASC/IASB ne fut pas la seule à exister pour tenter de réguler les normes comptables internationales mais c’est elle qui a réussi à asseoir son autorité et à emporter le soutien des industries de la finance, de l’Europe, puis de plus en plus de pays.

L’IASB est désormais dirigé par la fondation IFRSF dont le siège administratif est aux Etats-Unis, dans le Delaware (le Delaware est le paradis fiscal américain). Le centre opérationnel est quant à lui demeuré à Londres. L’ISFRF est financée par des subventions publiques attribuées par les pays, par des contributions de l’industrie de la comptabilité, du reporting et de l’audit et par la vente de leurs produits. En 2011, 8% du financement était apporté par des entreprises et 26% par les grands cabinets d’audit/comptabilité. Des inquiétudes quant à l’existence de conflits d’intérêts sont exprimés, par exemple en 2014 par le Parlement Européen. En conséquence, la fondation IFRSF souhaite avancer vers davantage de financements publics et imagine des contributions proportionnelles au PIB des pays, contributions qui seraient obtenues par un prélèvement effectué auprès des entreprises.

IFRS. (2012). IFRS as the Global Standards : Setting a Strategy for the Foundation ’ s Second Decade (p. 1‑24). IFRS.

[11] Disles, C. (2017). Introduction à la comptabilité. Dunod. Fiche 1. Voir tesselle TXVI.

[12] Voir tesselleTXIV

[13] Feher, M. (2017). Le temps des investis. La Découverte.

L’expression « investis » ou investees, apparaît déjà en 2015 dans un article Jacques-Olivier Charron, publié dans la revue Futures : « Toward investee’s capitalism : A civic market compromise ».