Être présent

Ruine métaphysique et décadence totalitaire (T33)

in: Le désir d’être humain. Résister à la société automate. Lipsyc (2018)

La différence que Virilio opère entre présence, présentation et représentation[1] correspond aux trois états de l’immédiat, du médiat et du médiatisé.

L’immédiat est le propre de l’expérience directe par notre corps du monde présentiel, monde des phénomènes naturels, « phénoménal » pourrait-on dire.

Le médiat indique notre état de captation continue dans l’écoumène médianumérique : data personnelles issues de l’utilisation de tous nos appareils électroniques (téléphones, ordinateurs, objets connectés) ; data personnelles issues de nos déplacements (géolocalisation) ; enregistrements photo, vidéo ou audio dans les lieux publics ou privés, effectués directement au travers des systèmes de surveillance ou indirectement au travers des enregistrements que réalise la foule ou notre entourage sans que nous y prenions part volontairement.

Le médiatisé désigne notre mise en scène construite et scénarisée dans l’écoumène médianumérique : le selfie ou la photographie prise avec notre accord ; les éléments postés dans les réseaux sociaux ; nos « publications » diverses dans l’ensemble des médias, ces publications qui construisent notre « identité numérique ».

Dans l’écoumène médianumérique, le glissement de notre présence à la présentation imposée et à la représentation consentie entraîne – structurellement et sans parade, comme le dénonçait et le pressentait déjà Anders en 1958[2] – tout à la fois (1) une ruine métaphysique et (2) une décadence totalitaire.

1. Le glissement de la présente à la représentation ou la ruine métaphysique

Le glissement de la présence à la représentation entraîne une ruine métaphysique car la question de la présence relève de la sphère métaphysique[3] : elle concerne la conscience de soi et de son existence, la conscience du monde, de soi au monde, de soi en soi, de soi aux autres, au sein d’une capacité de signifiance sensorielle et abstraite. Dans la présence immédiate du monde phénoménal, je me sens et je me sais dans un environnement qui arrive à mon corps, un environnement à-portée, sur le point de se réaliser et dont la réalisation aura des incidences sur ma continuité vitale et sensorielle, un environnement qui appelle l’action, même dans la non action[4]. Dans la présence, je ne me vois pas : je vois autour de moi. J’existe dans ma sensation de moi-même, dans ma proprioception, avant d’exister au regard, je suis en moi, en mon ressenti de moi-même, en l’image mentale de moi-même, avant d’être une image extérieure.

Bien sûr, dans une certaine mesure, à des degrés divers selon les situations et selon les personnes, nous nous mettons en scène par notre posture et par notre apprêtement, notre préparation à l’événement du monde et des autres. Mais cette mise en scène n’est pas une image extérieure maîtrisée de bout en bout, tout au plus est-elle momentanément spéculaire ; nous ne la voyons pas en permanence, nous la « savons » et nous l’imaginons. Notre présence est centrifuge : nous restons au centre, nous nous percevons de l’intérieur, depuis notre subjectivité, depuis notre être sujet.

Dans la représentation médiatisée du monde phénoménotechnique, je perçois tout autant et en même temps mon image sur les écrans que mon corps : être c’est se sentir et se voir en même temps, se mettre en scène.

L’image – non plus spéculaire mais écranique – est tout à la fois chronologiquement première et téléologique. Notre présence devient une absence car nous ne sommes plus au centre mais à l’extérieur. Dans la représentation, notre conscience de nous-même devient centripète, elle ne réside plus dans un « être sujet » mais dans un « hors sujet ».

Ce déplacement, cette inversion, du mouvement de la conscience et de la présence sape, inhibe, assèche l’accès à la capacité de signifiance sensorielle et abstraite, à l’intériorité, à l’ontologique conscientisé, à la « transcendance intérieure » comme la nomme Anders[5]. La suprématie de la représentation détruit notre mode d’existence métaphysique. Elle le remplace par l’apparence, l’apparat et le simulacre : le devenir image de soi et du monde ; le devenir « fantôme » pourrait-on encore dire avec Anders[6].

La neuroprosthétique essaie de palier à cette absence de présence en déplaçant [remplaçant] la conscience du corps à la conscience de l’avatar. Elle ne le fait pas au nom de l’ontologique et de la transcendance intérieure – comment le pourrait-elle ? – mais pour la réussite et l’attractivité de l’ « expérience usager ». Elle le fait pour « enrichir » l’expérience interactive médianumérique, pour la rendre « sensationnelle ». La neuroprosthétique nous fait basculer du sensoriel au sensationnel, du vécu au spectaculaire, de l’ontologique à la consommation, de ma conscience innée et donnée à une conscience technicisée, vendue et achetée. Ce basculement neuroprosthétique constitue la condition du succès et du profit du monde-spectacle phénoménotechnique et commercialisé : à un moment donné, pour s’y perdre, pour y croire totalement, il est nécessaire d’opérer une intégration sensorielle et proprioceptive au sein des environnements synthétiques de la Machine Totale.

Cette décadence de la présence au monde phénoménal – qui est hors champ marchand – se déroule concomitamment à la progression (invasion « pervasive »[7]) de la représentation au sein du monde médianumérique. Or le monde médianumérique relève de bout en bout du marchand, du commercial, de la création de valeur : il est le Royaume du capital-sujet.

Nous ne sommes pas seulement prêts à vendre notre âme – notre transcendance intérieure, notre capacité proprioceptive, notre capacité de signifiance – contre l’abandon au sensationnel addictif, contre la possibilité de croire que nous sommes l’image fantomatique et fantasmée de notre avatar : nous sommes aussi prêts à l’acheter.

La promesse neuroprosthétique exacerbe et met au jour[8] – elle donne à voir – les linéaments du déplacement de la présence à la représentation : décadence de la transcendance intérieure, abandon au spectaculaire addictif, marchandisation et automatisation[9] de tout, jusqu’à la conscience de soi.

Et qui trouverait à redire à ce processus puisqu’il est consenti[10]? Plus que consenti d’ailleurs : désiré, nécessaire, vital. Un vital contractualisé : « J’accepte les conditions générales d’utilisation ». Le consommateur se trouve désormais dans le même état de faux consentement que le salarié (ou le travailleur indépendant, ou la TPE ou la PME) qui n’a d’autre choix pour survivre que de signer un contrat à des conditions qui ne lui conviennent pas, l’autre partie face à lui (le capital dans les deux cas), pouvant s’abriter derrière le pseudo-consentement du contrat.

Faust revisité : « Donnez-moi votre âme, votre présence, votre transcendance intérieure, je vous donnerai la jeunesse et le plaisir d’un avatar[11]. Voilà, cochez ici pour consentir et contractualiser ».

2. Le glissement de la présence à la présentation ou la décadence totalitaire

La décadence totalitaire quant à elle, est inhérente à l’état permanent de présentation, à cette captation continue que nous subissons et que nous subirons indubitablement de plus en plus, jusqu’à être connectés nous-mêmes au travers d’implants, forcément pour notre bien, notre santé, notre sécurité, notre connaissance, notre divertissement, notre lien à l’autre, notre connexion étant devenue compulsivement et socialement nécessaire.

Peu importe que ces data soient entre des mains bienveillantes ou malveillantes, qu’elles soient utilisées ou non, qu’elles soient anonymes ou nominales : par leur existence, elles rompent, elles mettent un terme à notre discrétion[12], dans toutes les acceptions du terme : notre être-séparé du tout, autrement dit notre individuation, mais aussi notre possibilité de ne pas attirer l’attention, une forme de réserve qui préserve notre vulnérabilité, notre éclosion, notre repos, ou encore notre discernement, notre capacité à consentir à partir d’une compréhension fine de la situation et de l’existence d’alternatives viables.

Quand nous en étions uniquement aux « écoutes audio », Anders prévoyait déjà ce mouvement irrémédiable de la technique vers cet appel totalitaire qui donne enfin au pouvoir la capacité de mettre un terme au privé et à la séparation. Le scandale ultime devient de vouloir, simplement vouloir, être « discret », un « discretum, quelque chose d’isolé, du moins aussi quelque chose d’isolé »[13], séparé, réservé, individualisé, libre dans son choix et son discernement.

Le vouloir-être-discret est désormais une faute. Une faute fatale qui entraîne l’exclusion, la suspicion[14], peut-être demain la condamnation : « Qu’avez-vous à cacher, vous, qui ne voulez pas être suivi, vu, enregistré, « datalisé » ? Or qui voudrait commettre une faute première, un « péché originel »[15]

Qui voudrait au demeurant être exclu de l’écoumène médianumérique où l’on trouve amis, travail, existence sociale, amour ? Qui est prêt à renoncer à se construire une réputation qui garantit l’emploi et le lien ? Qui abandonnera la construction de son identité numérique  (branding) ? Car, pour exister dans le médianumérique, il faut se donner en représentation et il faut se donner en surveillance[16]. Glisser de la présence à la représentation, c’est obligatoirement être tracé.

Ce totalitarisme irrémédiablement lié à la technique que prévoyait Anders[17] est là. Nous y sommes. Et nous l’aimons. Nous consentons.

Anders citait en effet deux conditions à la montée en puissance du totalitarisme : « l’indiscrétion intégrale » et « l’impudeur intégrale »[18]. L’indiscrétion part du pouvoir, elle traque tout interstice privé, intime. Elle met un terme à la séparation, l’individuation. Elle surveille, elle sait, elle écoute, elle capte. L’impudeur part de l’individu : il se donne à voir, il abandonne sa séparation, il se livre à voir et à écouter. Il abandonne la notion de « privé ».

Ces deux conditions sont désormais réunies : le totalitarisme ne nous est pas seulement imposé par le médianumérique, nous nous y abandonnons avec délectation.

Le phénoménotechnique a pris la place du phénoménal et nous ne vivons plus sous le regard inquisiteur de Dieu mais sous celui de Big Data Brother, cette machine de vision et d’écoute de la technique-sujet, qui – dans les démocraties et les états de droit –  se met pour l’instant principalement au service du capital-sujet et des pouvoirs publics ou privés qui la possèdent ou la contrôlent.  Mais ne nous y trompons pas : le mécanisme totalitaire n’est pas moins en marche dans les démocraties libérales que dans des états plus ouvertement totalitaires. Il prend une autre forme ou bien il n’est pas encore aussi sereinement affirmé, car le « totalitarisme politique » désigne, selon Anders, un « système dans lequel non seulement tout ce que l’individu doit faire est déterminé, mais dans lequel aussi tout ce qu’il fait et tout ce qui se passe en lui doit être livré aux yeux du pouvoir, c’est-à-dire contrôlé »[19].

Et non, le libéralisme ne nous libère pas du déterminisme : il nous enferme dans des statistiques dont il est quasiment impossible de s’arracher. Et nous le savons tous, au point où rares sont ceux qui s’attèlent à ce nouveau défi de Sisyphe : lutter contre son destin statistique, s’émanciper. Destin statistique que l’on rêve de prédire de manière de plus en plus fine, avec des algorithmes d’intelligence artificielle, nourris par les données intégrales ramenées en continu et analysées en temps réel…


[1] Cette distinction est inspirée par Virilio, P. (1988). La machine de vision (Galilée), p.134.

[2] Anders, G. (2011). L’obsolescence de la sphère privée. Conférence à Hanovre. 1958. In L’obsolescence de l’homme. Tome II. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle. (p. 209‑243). Fario. (Original work published 1958)

[3] Le Désir d’être humain, T41, le passage sur Métaphysique de la signifiance.

[4] Le concept du monde à-portée se retrouve à la fois chez Bergson, dans Matière et Mémoire, où « les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux »  (Bergson, 1911/2003b) et chez Merleau-Ponty, dans son dernier livre, L’œil et l’esprit, où il nomme deux cartes la « carte du visible » où sont reportés mes déplacements et la « carte du je peux » où figure ce qui est « à ma portée » (Merleau-Ponty, 1964/1985). Voir T41, le passage Ontologique et individuation.

[5] Anders, op. cit., p.218.

[6] Le monde comme fantôme et comme matrice, considérations philosophiques sur la radio et la télévision. « […] la situation créée par la retransmission se caractérise par son ambiguïté ontologique ; parce que les événements sont en même temps présents et absents, sont en même temps réels et apparents, sont là et, en même temps, ne sont pas là ; bref, parce qu’ils sont des fantômes. », (Anders, 1956/2001, p.153)

[7] Le Désir d’être humain, T IX.

[8] Dans un autre registre, elle est également la condition de la réussite du mythe transhumaniste, de ce messianisme alter-mondialiste où le salut et la vie éternelle sont obtenus par « miscion » avec la machine, c’est-à-dire la consommation d’unt »&e miscibilité parfaite et totale entre le biologique et le technique, dans un corps prothétique physique (l’homme bionique) ou numérique (l’avatar).

[9] Le Désir d’être humain, T30

[10] Le Désir d’être humain, TXV

[11] Rappelons-nous que dans la mythologie hindoue les « avatars » sont des incarnations de divinités. Le mouvement californien du Nouvel Âge, qui a précédé et engendré le mouvement californien du transhumanisme, pose le devenir « avatar » comme objectif du cheminement spirituel, la transfiguration en « être de lumière » immortel, capable de traverser les dimensions. Il est intéressant que ce soit précisément ce mot-ci qui ait été choisi – au même endroit, vingt ans plus tard – pour désigner notre « incarnation numérique ».

[12] « L’individu a le devoir de perdre sa discrétion ». Anders, op. cité, p.219.

[13]  Ibid, p. 218

[14] Ibid : « ce n’est pas le suspect qui est systématiquement observé et enregistré mais celui qui cherche à se soustraire à l’observation qui est considéré comme suspect ».

[15] Ibid, p.219

[16] « Si tu ne veux pas être sur les réseaux sociaux, change de métier, n’aie pas l’ambition de développer une entreprise et attends-toi à l’exclusion », m’a dit très récemment, très sérieusement et très naturellement un millénial éduqué.

[17] Anders (ibid) décrivait ce totalitarisme comme un « expansionnisme interne de l’Etat ». Désormais ce pouvoir ne relève plus seulement des états mais également de très grands acteurs privés comme les GAFA.

[18] Ibid, p.219.

[19] Ibid, p.215