Forger le monde

in : Désir d’être humain. Résister à la société automate. Lipsyc, 2018.

Poïesis. Faire passer de la puissance au réel. Révéler le latent.

Créer (art). Enoncer (relation, introspection). Penser (recherche). Inventer (innovation). Entreprendre (production sociale). S’individuer (psychologie, métaphysique).

Tout ce qui distingue l’être-homme relève de la poïesis.

La nécessité poïétique définit notre humanité : elle est notre conatus oikeiôsis, cette force qui nous mobilise, nous motive, nous pousse en avant, nous distingue du reste du vivant, le cœur de l’instinct artisan et des intérêts chimériques. La nécessité poïétique nous différencie également de la machine parce qu’à la différence d’un conatus, elle requiert la signifiance.

Sans signifiance, pas de poïesis : chercher à transformer une puissance, une virtualité, en réalité relève du processus de production du sens, un processus agissant, qui construit, agence, utilise la matière. Un processus qui nous habite comme une (en)quête, laquelle est toujours guidée par le radar émotif et sensoriel de notre corps – hot thought – , un radar qui nous souffle « oui, c’est cela qu’il faut créer ou dire ou faire ou croire » ou qui nous intime « non », « non pas ça ».

La poïesis est la manifestation de ce qui mobilise et satisfait notre abstraction sensorielle.

Toutes les poïesis ne sont pas heureuses. Toutes les signifiances ne sont pas bénéfiques. Tous les hot thought n’ont pas raison. On peut échouer dans la réalisation. On peut se tromper dans l’existence d’une virtualité. On peut provoquer le nuisible pour soi ou pour l’autre. On peut manifester notre instinct prédateur ou notre instinct artisan, notre pulsion de domination ou notre pulsion d’entraide et d’empathie. Mais dans tous les cas, par notre succès ou notre échec, par notre apport bénéfique ou néfaste : nous existons, nous exprimons notre humanité, nous nous forgeons et nous forgeons le monde, fut-ce dans la destruction.

La poïesis, en soi, n’engage pas le Bien. Elle fait advenir le réel par les actes ontologiquement nécessaires à notre individuation. Elle émerge de notre consentement sensoriel, dans toute sa complexité, peut-être même parfois dans son imbécilité[1]. Ainsi la poïesis est l’expression de nos capacités et elle engage notre responsabilité.

La contemplation relève également de la poïesis : dans sa mobilisation des sens, du ressenti ou de la pensée, elle constitue une immobilité active.

Le jour où une machine accèdera à la signifiance, à la contemplation et à la poïesis, elle ne sera plus machine. Elle sera capable et responsable.

Accéder n’est pas simuler. Il ne s’agit pas de faire croire aux autres mais d’être. On retrouve, dans cette opposition entre incarner et simuler, la différence entre la représentation propre à l’écoumène médianumérique et la présence de l’écoumène phénoménal[2], toute la problématique de la ruine métaphysique. Notre abandon naïf et impudique au monde-spectacle érode ainsi notre capacité à comprendre la capacité entre « incarner », dans la chair, la sensorialité, et « simuler » dans l’apparence, il érode notre capacité à nous différencier des machines

De la même manière, dans la continuité de cette ruine métaphysique, le presque incontesté Test de Turing[3] – ou plutôt son Jeu de l’Imitation comme il l’appelait lui-même dans son article fondateur de la notion d’intelligence artificielle[4] – sape les conditions conceptuelles nécessaires pour comprendre la différence entre une machine et un être signifiant. Turing a commencé par poser qu’il suffisait à la machine de simuler la signifiance et nous –collectivement – nous avons inversé le processus : nous avons remplacé la présence et la signifiance par la représentation et par la simulation de la signifiance.


[1] Ferraris, M. (2016/2017). L’imbécilité est une chose sérieuse. PUF.

[2] T32

[3] Searle le conteste en opposant au Jeu de l’imitation le dispositif de la « chambre chinoise ». Toutefois, dans l’imaginaire collectif, c’est le Test de Turing qui détermine l’intelligence.

[4] Turing A. M. (1950). Computing machinery and Intelligence. Mind, 59, 433-460.