Le jeu des perles de cristal

in : Désir d’être humain. Résister à la société automate. Lipsyc, 2018.

Selon Eugène Fama, prix Nobel d’économie, chef de file de la « Théorie de l’Agence » [1], en recherche comme dans toute ligne de business, le succès dépend à 50% du marketing. Son conseil : « Keep it simple »[2]. Vu le succès de Fama, écoutons-le et commençons par une petite histoire (storytelling) :

« Il était une fois un monde merveilleux, régi par un ordre social naturel et suprême, où les besoins de chacun étaient comblés par une intelligence supérieure, éternelle et collective, inconsciente mais efficace, instinctive, synaptique, distribuée. Ce monde fonctionnait comme un corps, au rythme de ses propres besoins, de ses sécrétions, de l’activité de ses organes locaux, de la mécanique parfaite de ses échanges globaux. Le dynamisme des cellules les plus fortes ruisselait vers les plus faibles, dans une juste mesure, leur permettant de jouer leur rôle sans totalement dépérir.

Dépourvu d’organe central décisionnaire, l’harmonie du système était garantie grâce à un jeu presque fractal de transactions imbriquées. Ce jeu utilisait des perles de cristal, qui passaient de mains en mains, physiquement ou virtuellement. L’extraordinaire propriété du cristal de ces perles était sa capacité à capter et à transmettre l’information sur les besoins, les manques, le nécessaire et le dysfonctionnel du système, au-delà de ce qu’auraient pu comprendre les joueurs avec leur capacités cognitives limitées.

Le Jeu se déroulait en tout lieu et en tout temps. Tout le monde y participait à son niveau, à sa manière, à son insu. Il ne dévoilait sa splendeur et son unité qu’à l’échelon ultime des Grandes Boules de Cristal.

Là, ses Gardiens interprétaient son oracle. Illuminés par la Vérité sur l’état des lieux du monde, ils pouvaient alors orienter les flux de la Source de Cristal, garantissant l’équilibre et l’harmonie du Jeu et de la Grande Société.« 

Maintenant, remplacez Le Jeu des Perles de Cristal par « catallaxie » (Friedrich Hayek) ou par « marché efficient » (Eugène Fama) et vous aurez deux théories[3] qui ont valu à leurs auteurs le prix Nobel d’économie et qui ont présidé au tournant libéral entamé le siècle dernier.

« Catallaxie » est un terme forgé par Hayek à partir du verbe grec Katalasso qui signifie « échanger ». Dans la théorie de la catallaxie, le marché est une véritable « machine de vision »[4] qui porte, révèle et traite l’information économique globale. Volumineuse et disséminée, cette information est autrement inaccessible à la pensée humaine, à sa perception et à sa cognition : elle ne peut pas être connue, contrôlée ni planifiée. Le système financier devient dès lors un vaste système de traitement de l’information, qui dépasse l’intelligence des agents individuels, pour se cristalliser dans les cours boursiers, au travers d’un phénomène complexe, automatique et total, quasiment naturel[5].

De la même manière, dans l’hypothèse du marché efficient, lorsqu’on laisse le marché faire, sans interférer, sans friction, le prix des actifs va toujours incorporer l’information disponible sur la valeur. Ainsi le prix des actifs n’est pas seulement une information sur l’état de l’actif, c’est la vérité essentielle de l’actif : « à tout instant, le prix d’un titre est le reflet exact de sa valeur »[6]. Créer de la valeur en bourse (donc pour l’actionnaire) devient en conséquence le moyen le plus efficace de bien diriger l’entreprise[7]. Pourquoi ? Parce que le prix de l’actif est porteur de la vérité : il est l’outil de reporting et l’outil décisionnaire optimal. L’utiliser comme référence absolue, comme la seule information fiable, comme l’objectif ultime, mène à l’efficacité et à la performance, donc au bien-être général.

Et si la réalité n’est pas conforme à cette théorie, c’est juste parce que « les prix n’ont pas eu le temps d’incorporer » la réalité ou que quelque part une instance a interféré avec la compétitivité. Et de toutes les façons, si le marché n’est pas efficient ou si une prédiction ne se réalise pas, comme l’explique John Cochrane, spécialiste du prix des actifs : « C’est une bonne nouvelle ! Si on peut prouver l’erreur d’une théorie, c’est qu’à la base elle possède du contenu. Des théories capables de tout expliquer sont aussi inutiles que de dire ‘si les prix baissent c’est parce que les dieux sont en colère’ »[8].

Quelque chose de ce récit catallactique du marché efficient ressemble à s’y méprendre avec l’épidémie numérique de fake news, avec l’« hyperbole véridique » de Donald Trump ou avec le « contrôle de la réalité » dans l’Oceania dystopique de « 1984 »[9] : « C’est vrai parce que nous avons décidé que ça l’était. Toute contradiction empirique ou logique sera une preuve de notre vérité. »

Dans le cas présent, l’instance qui décide de la vérité, c’est le marché, le marché au service de l’actionnaire.

Les citoyens, les gouvernants, les chefs d’entreprise, les clients, les collaborateurs, toutes les parties prenantes n’ont qu’à s’y plier. De toutes les façons, leurs capacités cognitives individuelles ne leur permettraient pas de comprendre ce que le marché, la Suprême Machine de Vision, la Grande Boule de Cristal, a su percevoir et révéler. Tant pis pour eux. Tant pis pour la nature aussi. Après tout, comme le disait Hayek, dans Droit, législation et liberté, la justice sociale est un « mirage », incompatible avec l’ « ordre spontané » d’une « Grande Société »[10].

D’où les cinq règles de la Grande Société du Jeu des Perles de Cristal :

  1. Le Cristal est la vérité.
  2. Le Cristal est la loi.
  3. Le Cristal est la justice sociale.
  4. Le Cristal est le discernement.
  5. Le Cristal est l’écologie.

Et oui, c’est un exemple-type de « mythopoïèse », de récit programmatique. En l’occurrence, il suffit cette fois de remplacer « cristal » par « marché » ou « valeur » ou « capital » [11] pour comprendre les principes régulateurs qui conditionnent notre vécu politique, social et économique.

Mais les mythopoïèses sont inévitables : elles sont notre rapport au réel, nous humains, êtres de signifiance. Elles traduisent et induisent nos pulsions et nos instincts. Une autre mythopoïèse finirait par exprimer les mêmes dynamiques fondamentales de domination, d’indifférence et de manipulation au service des plus puissants[12].

Alors, au lieu de lutter frontalement contre cette mythopoïèse catallactique pour en ériger une autre artificiellement[13], commençons par nous demander de quelle manière nous pourrions infléchir ses lignes narratives et programmatiques. Par exemple, en intégrant en temps réel dans les informations transmises et cristallisées dans la valeur, davantage de données fiables concernant les immatériels de l’entreprise. En effet, les immatériels révèlent l’activité contributive et l’état de l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise, c’est-à-dire de l’ensemble des parties prenantes, du collectif et de la nature.

On se demande d’ailleurs comment l’information peut prétendre être réellement efficiente sans ces données. Or pour l’instant, ces données ne sont ni disponibles ni incorporées[14]. Allez savoir, il y a là peut-être matière à résoudre certaines des incohérences sur lesquelles se heurtent sans cesse les modèles prédictifs, notamment à long terme, qu’essaient de bâtir les tenants de l’efficience informationnelle du marché[15]


[1] La Théorie de l’Agence considère « la plupart des organisations comme des fictions légales qui servent de dispositifs pour organiser des relations contractuelles entre des individus » – Jensen, M. C., & Meckling, W. H. (1976). Theory of the Firm : Managerial Behavior,  Agency Costs and Ownership Structure. Journal of Financial Economics, 3(4), 305‑360.

Ces relations sont considérées comme conflictuelles, chaque agent étant mu par son intérêt propre. En ce qui concerne les entreprises, c’est l’intérêt des actionnaires qui doit primer. La Théorie de l’Agence est actuellement le cadre théorique dominant.

[2] Fama, E., & Cochrane, J. (2008). A Brief History of the Efficient Market Hypothesis. Lien externe vers le media.

[3] La « main invisible » (Adam Smith) n’est pas loin non plus, évidemment…

[4] Au sujet de la Machine de Vision, voir T2 et T11, avec leurs notes.

[5] von Hayek, F. (1945). The Use of Knowledge in Society. American Economic Review, XXXV(4), 519‑530.

[6] Feher, M. (2017). Le temps des investis. La Découverte, pp.51-52.

[7] Fama, E. (1980). Agency Problems and the Theory of the Firm. The Journal of Political Economy,

[8] Introduction de John Cochrane à la conférence d’Eugene Fama, (Fama & Cochrane, 2008, 3’55).

[9] Orwell (1949/1950), p.41 et p.51 pour les premières mentions des concepts.

[10] Lister, A. (2011, mai 10). The ‘Mirage’ of Social Justice : Hayek  Against (and For) Rawls. [Cours (Lecture)].

[11] Dans notre petite allégorie, le Cristal est l’argent. Mais comme l’argent cristallise la valeur, comme le Marché est le système de circulation et de création de la valeur et comme le Capital est l’ensemble de la valeur dans son mouvement d’expansion, in fine¸ les cinq lois s’appliquent au quatre concepts.

[12] Voir T5.

[13] Cette attitude n’empêche de construire d’autres mythopoïèses alternatives et de les laisser gagner en influence. Voir T37.

[14] Le Goodwill n’est pas l’incorporation de l’immatériel dans la vérité de valeur. Voir T33.

[15] Comme le dit l’économiste Gaël Giraud dans un entretien avec l’IRI, « les marchés financiers intrinsèquement ne peuvent pas transmettre d’information contrairement à ce que voudrait une certaine vulgate. » . Entretien avec Gaël Giraud. Entropie, Economie Contributive et Gestion des (Biens) Communs, 2018, 9’59. Lien externe vers le média.