Du mensonge en politique, Hannah Arendt, 1971, extrait
Aux nombreuses formes de l’art de mentir élaborées dans le passé, il nous faut désormais ajouter deux variétés plus récentes. Tout d’abord, cette forme apparemment anodine qu’utilisent les responsables des relations publiques dans l’administration, dont les talents procèdent en droite ligne des inventions de Madison Avenue. Les relations publiques ne sont qu’une variété de la publicité ; elles proviennent donc de la société de consommation, avec son appétit immodéré de produits divers à distribuer par l’intermédiaire d’une économie de marché. Ce qui est gênant, dans la mentalité du spécialiste de relations publiques, c’est qu’il se préoccupe simplement d’opinions et de « bonne volonté », des bonnes dispositions de l’acheteur, c’est-à-dire de données dont la réalité concrète est presque nulle. Il peut ainsi être amené à considérer qu’il n’y a aucune limite à ses inventions […].
La seule limite qui s’impose à l’action du spécialiste de relations publiques se présente lorsqu’il s’aperçoit de l’impossibilité de « vendre » certaines opinions ou certaines convictions politiques à ces mêmes personnes qu’il aurait pu « manipuler » pour leur faire acheter une certaine marque de savon – mais ces opinions peuvent évidemment leur être imposées par la terreur. Ainsi la prémisse psychologique de la possibilité de manipuler les homes est devenue l’un des principaux produits en vente sur le marché de l’opinion.
Arendt, Hannah. « Du mensonge en politique. Réflexions sur les documents du Pentagone ». In L’humaine condition. Paris : Gallimard, 2012 [1958], p. 845‑876.