Trajectoires de la domination

Conatus (T6)

in: Le désir d’être humain. Résister à la société automate. Lipsyc (2018)

Biopouvoir ou violence symbolique sont des dominations intériorisées. La personne dominée intègre les valeurs de la domination comme les siennes. Non pas une collaboration mais un instinct de survie : il faut parfois consentir à la violence pour lui survivre [1].

Évidemment, il s’agit également d’une limite cognitive car il est quasiment impossible – sans aide extérieure – de s’extraire d’une réalité qui nous a été présentée comme objective, de percevoir son simulacre, en d’autres termes de s’émanciper.

Le mouvement de l’intériorisation part de l’extérieur pour pénétrer l’individu. Il y a séparation entre le collectif, le système, et l’individu. Du tout au soi, telle est la trajectoire que l’on prête à la domination, généralement au profit d’un groupe d’individus investis de la puissance dominatrice.

Postone – et l’Ecole de la Critique de la Valeur [Wertkritik], plus spécifiquement le groupe de la revue Krisis, descendants/dissidents de l’Ecole de Frankfort et d’Isaac Roubine- ne voit pas cette trajectoire comme étant au profit d’une classe mais au profit du capital-sujet lui-même.

Or, le capital-sujet n’est pas conscient : il est automate. L’homme est sujet signifiant.

L’aliénation que nous « consentons » au capital-sujet, à la force d’expansion du domaine de la valeur, n’est donc pas une intériorisation mais une extériorisation : l’extériorisation d’une pulsion [2].

En perpétuant le gain et la solvabilité comme valeurs fondamentales de notre existence sociale, de notre être-ensemble, de notre construire-ensemble, de notre survivre-ensemble, nous exprimons quelque chose de nous-mêmes. Nous le projetons et nous en faisons une force autonome (un conatus), centripète, créatrice d’un système gravitationnel, lequel système devient tout notre univers d’interaction et d’abstraction. Ce monde possible se construit et se déploie sur ses règles et sur ses lois qui -dès lors- trouvent nécessairement une cohérence algébrique en son sein.

Les sciences économiques décrivent ce système gravitationnel et tautologique. Elles omettent juste qu’il n’est pas absolu, qu’il n’existe pas en soi, qu’il ne nous précède pas à la manière de l’univers. Il n’est pas astrophysique ni même physique. Il est social, psychologique, symbolique, rhétorique, mythopoïétique [3] : c’est-à-dire régi par son propre modèle et son propre récit.

C’est juste un monde possible.

Et si c’est un monde possible, alors il pourrait tout aussi bien en exister un autre. Nous pourrions projeter hors de nous un autre récit, un autre système gravitationnel, un autre type de pulsion sociale, de conatus…

Mais :  que faut-il pour changer de pulsion motrice… et de récit ? [4]

A titre individuel, de soi à soi, la question représente déjà un enjeu mystérieux et épineux, qui nous renvoie à nos limites et à notre impuissance, qui nous place incessamment devant le risque de l’irrationnel, de l’absurde et du désespoir et qui requiert toute notre vigilance. Un enjeu devant lequel d’ailleurs nous ne sommes pas tous égaux.

A titre collectif, cette question de la transformation de la pulsion motrice (et du récit) devient sidérante. Les solutions imaginées pour la mettre en œuvre relèvent toujours de trois ordres : politique (la révolution), religieux (l’avènement messianique) et désormais technique (la singularité et le transhumanisme). Pauvres de nous. 


[1] Je pense bien sûr d’abord (mais pas exclusivement) « consentements » que les femmes donnent aux violences qui leur sont faites pour pouvoir exister dans un monde misogyne : voiles et dévoilements, négationnisme de leur condition, abus sans fin sur leurs corps au nom de conventions esthético-sociales, empiètement du désir et de la séduction dans l’ensemble de leurs expériences sociales et publiques, culture du viol, etc.

[2] A ce sujet d’ailleurs, il est intéressant de considérer davantage que la valeur pour prendre en compte la « valeur-dissociation », développée par Roswitha Sholz, autre figure de l’école de la Critique de la Valeur. La valeur-dissociation montre comment la valeur ne se perpétue pas seule et pour elle-même, comment  elle intègre – dans sa nature même – la dissociation entre les sphères productives et les sphères reproductives, les unes étant admises à créer de la valeur et les autres non. La pulsion de domination n’est ainsi pas seulement celle au profit et au travers de la valeur, c’est également celle de la sphère de production (sphère des hommes)  face à la sphère de reproduction (sphère des femmes). On ne peut pas penser la domination sociale sans penser la domination des femmes. Pour reprendre les termes de Roswitha Sholz : « On a tendance à ne pas traiter le rapport asymétrique de genre comme une dimension philosophique autonome. On le rattache trop rapidement à d’autres types de discrimination sociale, relativisant ainsi son importance, alors qu’il s’agirait plutôt d’insister sur le rapport hiérarchique de genre, au sens de la valeur-dissociation, comme rapport social fondamental ».
Scholz, R. (2019). Le sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises. (Crise et Critique).

[3] T14.

[4] T38