L’entreprise-marchandise

Patrimoine immatériel et Goodwill (T34)

La notion de « patrimoine immatériel » parcourt les disciplines : l’économie, le management, la comptabilité, les sciences de l’information, l’ethnologie, la bibliothéconomie, la muséologie, etc. Dans chacun de ces champs, la notion se teinte d’une définition spécifique.

Il est possible toutefois de distinguer quatre grands types de patrimoine immatériel :

  1. L’« héritage culturel » des communautés [muséologie, ethnologie, anthropologie] ;
  2. Les « actifs numériques » tels que les data, les logiciels, les algorithmes, les ressources documentaires et médiatiques [science de l’information et de la documentation, humanités numériques, informatique, bibliothéconomie] ;
  3. Les facteurs et « atouts différenciateurs » d’une entité économique qui lui permettent de fonctionner, autrement dit les « capacités » grâce auxquelles elle continue d’exister et de prospérer, ce qui en anglais se dit going concern et qui n’a pas vraiment de traduction en français [économie, management, sciences de gestion] ;
  4. Les « actifs comptables » autres que les biens matériels ou financier, par exemple les brevetset parfois la marque [comptabilité] [1].

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas la qualité « non physique » qui constitue le point commun entre ces quatre familles de patrimoine immatériel : un ustensile traditionnel comme une pirogue ou une cornemuse sont très « physiques » [héritage culturel], une ressource numérique aussi. 

La racine commune est plutôt à chercher du côté du concept de « virtuel »[2], cette puissance essentielle qui attend de s’exprimer, de se matérialiser, de se présentifier.

Le virtuel doit rencontrer la contingence et parfois la volonté pour advenir. Face à l’opportunité des circonstances et de l’instant, le virtuel apporte la capacité et la manière d’entrer dans le réel[3], de continuer à exister dans une certaine identité. Ainsi le virtuel n’ouvre pas tous les possibles dans la présentification : il impulse une certaine façon distinctive de se manifester, un je-ne-sais-quoi constitutif.

Le virtuel – en tant que puissance identitaire et différenciatrice – est le plus petit dénominateur commun des différentes définitions du patrimoine immatériel.

Il est intéressant de souligner que, malgré leur intérêt commun pour le patrimoine immatériel, les grandes familles disciplinaires citées fonctionnent en silo et ne cherchent pas à établir de ponts entre elles[4]. Pourtant, c’est ensemble qu’elles possèdent les clés pour comprendre et gérer le patrimoine immatériel.

L’héritage culturel peut ainsi être considéré comme une autre manière de définir et de traiter les capacités de l’entreprise, avec les deux nécessités complémentaires de le conserver et de s’en émanciper. Similairement, actifs numériques, héritage culturel et capacités peuvent être gérés en termes d’actifs comptables mesurés et mesurables, afin d’être mieux reconnus et financés.

Mais les habitudes sont tenaces et le caractère virtuel du patrimoine immatériel lui confère la réputation d’être « gazeux », insaisissable et incontrôlable, et en conséquence d’échapper à toute mesure.  Il y aurait même quelque chose d’immoral à chercher à traduire le patrimoine immatériel en chiffres, en quantités. Le patrimoine immatériel relève de l’identité, un incommensurable, un inviolable.

Et pourtant, alors même qu’en comptabilité on lui refuse le droit à la mesure, en finance l’immatériel est la justification de toutes les spéculations.

Cet immatériel financier se retrouve dans le « goodwill », une notion qui remonte au moins au XVIe siècle[5]. Le goodwill est obtenu par simple soustraction de la valeur des actifs nets du bilan à la valeur financière de l’entreprise, laquelle est déterminée par le marché ou lors d’une cession. Par convention, une convention séculaire donc, on attribue cette différence à l’immatériel, à tout ce qui fait qu’une entité est capable de prospérer.

Pourtant, à bien y réfléchir, c’est tout de même étrange d’imputer cette différence au capital immatériel de l’entreprise…

En effet, d’un côté nous avons la valeur comptable de l’entreprise qui décrit l’ensemble de la réalité de l’entreprise en tant qu’outil de production et de création de valeur : les équipements matériels et immatériels qui lui permettent de fonctionner, ses placements, l’image de ses produits et sa réputation [la marque]. En d’autres termes, la valeur comptable cherche à traduire la valeur d’usage de l’outil-entreprise[6]. Elle opère cette traduction avec prudence, en s’appuyant sur des preuves. On dit généralement que la comptabilité offre « une photographie » de l’entreprise mais il faudrait plutôt dire une « radiographie ». La valeur comptable pourrait ainsi être comparée à la « radiographie » de la valeur d’usage de l’outil-entreprise.

Et de l’autre côté, nous avons la valeur financière de l’entreprise, laquelle dépend des transactions qui se déroulent sur le marché ou lors d’une cession, autrement dit la valeur de l’entreprise lorsque qu’elle est traitée et considérée comme une marchandise, la valeur de l’entreprise-marchandise, une valeur d’échange.

Ainsi, le goodwill mesure la différence entre la valeur d’échange de l’entreprise-marchandise et la valeur d’usage de l’outil-entreprise, autrement dit une forme de survaleur : la survaleur de l’entreprise-marchandise et non pas la survaleur des marchandises produites par l’entreprise. Il s’agit peut-être d’ailleurs de la survaleur par excellence, l’ultime expression du conatus de création de valeur du capital, celle qui fait le plus parfaitement de lui un sujet automate.

Pour bien comprendre ce point, il est intéressant de s’en référer à Temps, travail est domination de Postone :

[…] Marx décrit son concept de capital dans des termes qui le relient clairement au concept hégélien de Geist:

« [la valeur] change constamment d’une forme à l’autre sans se perdre dans ce mouvement ; elle se transforme ainsi en sujet automatique… En vérité, cependant, la valeur est ici le sujet d’un processus par lequel, en assumant constamment et alternativement sa forme en argent et en marchandises, elle change sa propre magnitude, … et ce faisant elle se valorise elle-même… Puisque le mouvement par lequel elle ajoute de la survaleur est son propre mouvement, sa valorisation est en conséquence de l’auto-valorisation… [La] valeur se présente soudain comme une substance qui se meut par elle-même et qui traverse un processus qui lui est propre, où marchandise et argent ne sont que de simples formes.»[7]

Marx caractérise alors clairement le capital comme cette substance qui se meut par elle-même et qui est Sujet. Ainsi, Marx suggère qu’un Sujet historique au sens hégélien existe en effet dans le capitalisme, sans pour autant l’identifier avec un groupe social tel que le prolétariat ou l’humanité.

Postone (1993/2006), p.75

Cette survaleur du goodwill ne fait donc en rien partie des atouts qui permettent à une entreprise de continuer à fonctionner, à produire et à vendre : elle ne constitue pas du patrimoine immatériel pour l’entreprise, elle n’est pas, contrairement à ce que le discours vulgarisateur propage, une forme élaborée de « fonds de commerce ». Au contraire, comme toute survaleur elle produit l’accaparement de la valeur au seul profit des actionnaires et au détriment de l’entreprise et de ses parties prenantes.

Quant à la mesure… la seule chose qui est mesurée dans cette survaleur, c’est l’attractivité de l’entreprise-marchandise auprès de sa clientèle, les investisseurs. Le seul « immatériel » exprimé par le goodwill, c’est la psychologie des investisseurs.

 « Cet actif est-il désirable aux yeux des autres ? » est l’unique question qui compte dans la détermination de la valeur financière et, en conséquence, du goodwill. « Jusqu’à quand auront-ils envie de l’acheter ? ».

La désirabilité de l’entreprise-marchandise repose ainsi intégralement sur le fantasme mimétique qui se développe autour du comportement des autres acheteurs. Aglietta & Orléan[8], deux économistes inspirés par les travaux de l’anthropologue René Girard, voient dans ce mimétisme l’expression d’une violence originaire, une rivalité, qui trouve sa normalisation dans l’échange marchand[9].

A ce titre, la désirabilité ne repose pas sur la réalité de la qualité et la solidité du projet entrepreneurial mais sur l’anticipation et la constatation du désir de l’autre. La désirabilité importe plus que le going concern[10] dans la valeur financière d’une entreprise et dans le goodwill.

« Les comptes et la gouvernance de l’entreprise sont-ils compatibles avec la mythopoïèse dominante ?[11] L’entreprise s’inscrit-elle dans les canons de beauté néolibérale ? ». Si oui, alors elle est attractive et désirable. Si non, elle ne l’est pas et peu importe la qualité des produits vendus, de la gestion réelle de l’entreprise, de son rôle citoyen et responsable, de sa solvabilité, de sa capacité de continuité d’exploitation. Il suffit de penser à la valeur boursière monumentale de tous ces géants du numérique qui ne génèrent pas de bénéfice pour le constater.

Quant à la valeur financière déterminée lors d’une transaction et non sur les marchés, il s’agit d’un prix. Et, comme tout prix, elle est le résultat d’un rapport de force[12] entre l’acheteur et le vendeur. Son « immatériel » à elle, c’est la mesure de ce rapport de force.

Fantasme sur l’attractivité auprès des financeurs d’un côté, expression d’un rapport de force entre l’acheteur et le vendeur de l’autre : certes c’est de l’immatériel, certes c’est une forme de capital. Le capital-désir et le capital-pouvoir de l’entreprise-marchandise. Un capital très volatil et peu utile au bon fonctionnement de l’outil-entreprise et de la société dans son ensemble. Un capital immatériel qui peut se comparer à la côte d’une candidate à un concours de beauté, chez le bookmaker, avant la compétition[13].

Ne profitant qu’aux seuls actionnaires, ne reposant que sur des jeux psychologiques grégaires de désir et de rivalité, détruisant les outils de production, détruisant l’environnement, détruisant les véritables actifs immatériels, ce jeu spéculatif autour de la valeur de l’entreprise-marchandise ne peut qu’aboutir à la catastrophe. Régulièrement d’ailleurs il provoque des crises puisque la valeur créée dans la magie mythopoïétique de l’athanor financier ne possède aucune stabilité et s’évapore encore plus vite qu’elle n’est apparue.

Par quelle mystique nous en sommes encore à soumettre nos vies et notre survie collective à ce grand rituel mimétique, à sa justification mythopoïétique économique, aux algorithmes qui traduisent ses règles programmatiques en simulations endogènes et tautologiques, est un phénomène extraordinaire, un phénomène qui montre notre impuissance devant les systèmes que nous avons créés à partir de notre irrationnel narratif et que nous avons laissés s’autonomiser[14].

Il n’est pas impossible cependant qu’une mesure plus complète et fine du patrimoine immatériel de l’outil-entreprise et de l’impact social, avec suivi de leurs ses effets sur la création de valeur (les Retours sur Investissements ou ROI) ait le potentiel de contrebalancer l’hégémonie de la valeur d’échange de l’entreprise-marchandise et ses automatismes qui se nourrissent de notre instinct mimétique et prédateur. D’ailleurs, le ROI à considérer devrait lui aussi être élargi : il ne devrait pas se limiter pas à des chiffres qui concernent l’entreprise mais prendre en compte toutes les parties prenantes : comment s’enrichit ou s’appauvrit le personnel, le territoire, l’environnement ? comment se développent ou se s’étiolent les capacités ? etc.

Réduisant les zones d’imaginaires sur lesquelles se bâtissent les spéculations du marché et les négociations d’achat, une meilleure mesure de l’immatériel et de l’impact social, avec suivi de leur ROI élargi, aurait peut-être le pouvoir de relier davantage la valeur d’échange de l’entreprise-marchandise à la valeur d’usage de l’outil-entreprise. Elle rapprocherait ainsi les intérêts des détenteurs de l’entreprise-marchandise de ceux des parties prenantes de l’outil-entreprise : collaborateurs, partenaires, fournisseurs, clients, territoires, société et nature[15].

Une manière peut-être de dépasser la vision archaïque, violente et primaire du travail, du capital et de la valeur… Si tant est que ce soit humainement possible, que l’humain soit anthropologiquement capable d’autre chose. En tout état de cause, agir en ce sens constitue une forme d’action sociale dont le but serait de contrebalancer au minimum le processus automatique, néfaste et absurde de création de valeur au seul profit des actionnaires.


[1] L’expression « patrimoine immatériel » est utilisée dans toutes ces disciplines en français et dans d’autres langues comme l’espagnol. En revanche, la langue anglaise utilise des expressions différentes pour chacune des quatre catégories citées : intangible cultural heritage pour le « patrimoine culturel immatériel » ; digital assets pour les « actifs numériques » ; intangible capital, differential advantages, capabilities pour les « atouts différenciateurs », intangible assets pour les « actifs comptables immatériels ». La notion d’ « intangible » reste, soit dans l’appellation soit dans la qualification, celle de « patrimoine » disparaît, le terme patrimoine n’existant pas en anglais.

[2] Il existe deux sortes de virtuel : le virtuel en tant que « puissance » de manifestation, du latin virtus, « puissance », le virtuel dont il est question ici, un « virtuel d’action », et le virtuel en tant qu’image spéculaire ou synthétique, celui dont on parle couramment quand on qualifie le numérique, internet, les simulations de virtuelles, un « virtuel d’imitation ».

[3] T41, passage sur Le seuil dans Les trois moments de la remontée.

[4] Dans un état de l’art mené en 2016, à partir des portails documentaires Webhost Discovery, HAL Open Archives et SUDOC, sur un total de 399 textes académiques ou experts concernant l’immatériel, publiés entre 2011 et 2016, pas un seul article ne traversait les frontières de sa discipline.

[5] Ding, Y., Richard, J., & Stolowy, H. (2008). Towards an understanding of the phases of goodwill accounting in four Western capitalist countries : From stakeholder model to shareholder model. Accounting, Organizations and Society, 33(7‑8), 718‑755.

Dieudonné, M. (2016). Credit, Shares And Goodwill : A Veblenian Trinity. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01264730/%5Cnhttps://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01264730/document

[6] Il faut comprendre que la comptabilité est un récit, une description quantitative. A ce titre, elle « raconte » une valeur d’usage. Cette mise en chiffres, en unités monétaires, n’est pas un prix. D’où la possibilité a priori aporétique de valoriser monétairement une valeur d’usage.

[7] Traduction par l’auteur de la citation amendée par Postone de l’édition anglaise du Capital, vol. 1, pp.256-257, traduction par Ben Fowkes, Londres, 1976.

[8] Aglietta, M., & Orléan, A. (1984). La violence de la monnaie. PUF. (Original work published 1982)

Aglietta, M., & Orléan, A. (1998). La monnaie souveraine. Odile Jacob.

[9] Ibid.

[10] Ibid ;

Feher, M. (2017). Le temps des investis. La Découverte ;

Ortiz, H. (2014). Valeur financière et vérité. Enquête d’anthropologie politique sur l’évaluation des entreprises cotées en bourse. Presses de Sciences Po.

[11] TXVI

[12] T3.

[13] Keynes comparait déjà la bourse à un concours de beauté, dans le chapitre 12 de sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, en 1936. L’analogie est célèbre.

[14] T XVI

[15] Une telle mesure de l’immatériel s’apparenterait à du « business intelligence » et devrait disposer d’outils d’identification et de reporting tout aussi efficaces que le business intelligence traditionnel. Jusqu’à présent, c’était une mission impossible. Désormais, grâce à la convergence numérique, aux outils de social knowledge management et aux progrès du traitement automatique des langues, il est possible de sortir des estimations globales et qualitatives de l’immatériel pour aboutir à de vraies mesures agrégatives en temps réel.  Le business intelligence de l’immatériel apporterait des données relatives à la compétition hors-coût là le business intelligence traditionnel apportait des données relatives à la compétition-coût, la forme de performance prisée par l’ère industrielle et par la mythopoïèse libérale. Il révèlerait les coûts cachés et montrerait l’apport de chaque partie prenante dans le processus de création de valeur.